L’œuvre pour la retenance à mi-côte des jeunes personnes qui se disposaient à rouler dans le fond de l’abîme
À l’issue du dernier banquet annuel des anciens élèves du séminaire de la Petite-Roquette[32], nous n’eûmes rien de plus pressé, quelques débauchés de ma promotion et moi-même, que d’aller terminer la soirée dans un établissement choréo-galant des Champs-Élysées[33], qu’il me paraît superflu de désigner nominativement.
Là, quelle ne fut point ma stupeur en rencontrant, entourée des signes extérieurs les moins contestables de la courtisanerie professionnelle, une jeune fille, si j’ose profaner ce doux terme[34], que j’avais connue, voilà fort peu d’années, aussi charmante que « sérieuse ».
Nous eûmes bientôt fait de reprendre contact.
Et comme je m’effarouchais quelque peu du regrettable avatar :
– Tout cela, me répondit-elle à peu près en ces termes, c’est la faute à cette vieille garce de société, à sa rigide hypocrisie, à son obtuse entente de l’humanité vraie.
– ? ? ? ? ? nous écarquillâmes-nous à l’envi.
– Eh ! parbleu ! reprit l’enfant, vous autres hommes vous ne comprenez rien à rien et je ne vois pas pourquoi je perdrais un temps, c’est le cas de le dire, précieux, à vous développer une théorie pourtant assez, bon sang de bon D..., simple !
Grâce à une de ces mimiques que les vrais connaisseurs qualifient d’expressives, l’un de nous indiqua clairement à la charmante interlocutrice que, si précieux qu’il pût être, son temps n’était pas perdu.
(Pour parler plus simple, le dégoûtant et adultérin personnage avait glissé dans l’entrebâillis du gant d’Aline un billet de banque plié, replié et rereplié sur lui-même, d’une valeur, au jugé, de cinq louis environ.)
Aline (puisque ce prénom m’échappa, levons l’inutile barrière de l’incognito), Aline commanda d’une voix où ne perçait nulle émotion une autre saint-marceaux.
Et sa théorie d’apparaître à nos yeux :
La perfection n’étant pas de ce monde, comme a dit l’autre, il est risible à la vertu, à la morale, de vouloir se parer d’une irréalisable intégralité.
Risible et fâcheux !
Car, à ne pouvoir demeurer la sainte en diamant, plus d’une se voit contrainte à piquer une tête définitivement dans la noce haïssable.
... Mais revenons aux contingences d’Aline :
« Moi qui vous parle, j’étais modiste, j’adorais mon métier... Combiner des rubans, des plumes, des fanfreluches pour le chapeau des belles madames, ça m’amusait, et l’idée ne m’était jamais venue de me plaindre du sort.
« Un jour – ça serait trop long, les détails –, je fais connaissance d’un brave garçon que je me mets tout de suite à gober comme une folle et qui, lui, m’aimait bien.
« Vous l’avez déjà prévu : l’excellent petit collage !
« Le “hic” – j’abrège – c’est l’arrivée à l’atelier dès huit heures, et la sortie pas avant sept !
« Car lui, libre plus tard que moi le matin, plus tôt le soir !
« Bref – je continue à abréger –, me voilà balancée bientôt de la boîte pour les raisons que vous devinez : l’arrivée le matin en retard et la filée le soir, dès que sonne au beffroi de mon petit cœur la minute où je sens le chéri en bas.
« Eh bien, je vous le demande, tas de poires ! est-ce qu’il ne serait pas possible, est-ce que ça ne serait pas très parisien même, des ateliers de couturières, de modistes et autres, où les pauvres braves petites femmes pourraient s’amener, comme ça, sur le coup de neuf heures et demie et filer vers les cinq heures ?
« Est-ce que ça ne vous saute pas aux yeux ?
« Et moi, je ne serais pas là à faire la Jacque devant tous ces ...-là ! »
(Le mot remplacé par les points indiquait, chez Aline, une amertume qui n’aurait rien perdu à se voir exprimée en termes plus choisis.)
C’est alors que nous formâmes ce projet, mes compagnons de débauche et moi, de faire appel à quelques industriels parisiens, en vue de fonder la « Ligue de la Journée tronquée », avec ce sous-titre « Oeuvre pour la retenance à mi-côte des Jeunes Personnes qui se disposaient à rouler dans le fond de l’abîme. »